Création 2015-2016
Témoignage de Michel Hallet Eghayan
Dans le cadre des Rencontres "Nos cultures de la ville" organisées par la Mission de Coopération Culturelle de la Ville de Lyon.
Hôtel de Ville de Lyon, Le grand salon rouge, Juin 2014.
Mesdames et Messieurs, chers amis,
Je suis heureux de vous exposer le travail « d’insertion de l’art au cœur de la Cité » que la Compagnie de danse Hallet Eghayan réalise à Lyon depuis de nombreuses années. Ce travail prend corps dans le quartier de La Duchère et dans le IXième arrondissement. Il prend appui sur des principes, sur une poésie, sur une histoire, sur une ontologie.
Mesdames et Messieurs, chers amis nous le savons tous, l’homme est un animal social.
C’est un animal social dont le formidable potentiel génétique peut s’exprimer, ou peut ne pas s’exprimer. Tout dépend des conditions de fonctionnement ethnologique.
L’aventure de Victor de l’Aveyron nous a éclairés sur le sujet de façon quasi définitive. L’homme, plus que tout autre animal, est forgé par son environnement. Il est forgé par les sentiments, le langage, l’attention et l’intention qu’on lui porte, le regard qu’on pose sur lui, par les connaissances, par l’amour et la haine. Notre être, notre personnalité, notre histoire personnelle tiennent à ces frottements, donc à cette immersion dans la culture.
Si l’homme est un animal social c’est donc aussi un animal culturel.
Pourquoi ? Parce qu’il devient lui-même - et c’est un trait original dans l’espèce du vivant - il devient lui-même « culture ». Et c’est cette culture qui permet son regard sur le monde, regard sur le monde pour s’y fondre ou pour le dominer, pour l’embellir ou pour le détruire, regard sur le monde pour être avec ou pour être contre.
Mais c’est la culture qui permet aussi à l’homme de voir en lui, de voir en soi, au-delà des apparences, au-delà du temps, et qui fait de lui un animal spirituel.
Animal spirituel, animal culturel, animal social, l’homme est tout cela. On ne peut pas le couper en tranche, il est unité, il fait entité.
Ceci est vrai aux temps calmes.
Qu’est-ce que les temps calmes ?
Sommes-nous aujourd’hui en temps calmes ?
Disons que les temps calmes sont ces temps où les choses semblent à peu près normales, où on se promène sans trop de crainte dans les rues, où on ne tremble pas trop pour nos enfants, où le voisin n’est pas toujours un ennemi au prétexte qu’il est voisin, où les excès, les violences semblent s’adresser à d’autres que nous et paraissent ne pas nous concerner vraiment, ne pas nous atteindre.
En réalité, je ne sais pas si nous vivons aujourd’hui des temps calmes.
En ces temps l’art, les connaissances, la culture y transpirent par tous les pores de notre parchemin intime. Et cela est vrai de toutes les époques et de tous les siècles.
Prenons pour exemple la fonction de ces petites chansons des troubadours dans notre Europe du 13ème siècle. Les troubadours, chanteurs et poètes, proches de l’Espagne, respirent, s’inspirent de la poésie, de l’art arabo-musulman et inventent rien que de moins que … l’amour. Rien de moins !
Calme, le 13ième siècle en Europe, avec la peste, son Inquisition et ses guerres ? Je ne sais.
Disons donc que ceci est vrai aux temps calmes !
Mais ceci est vrai aussi aux temps terribles.
Qu’est-ce que les temps terribles ?
Sommes-nous aujourd’hui en temps terribles ?
En réalité je ne sais pas si nous vivons aujourd’hui des temps terribles.
Je ne sais pas, mais ce que je sais par contre, c’est qu’en juillet 1943, à Londres, Emmanuel d'Astier de Lavigerie demande une entrevue au Général de Gaulle. Il lui dit :
- Mon général les choses vont mal,
- Je sais d’Astier, je suis au courant ! répond le général un peu agacé.
- En France les réseaux de Résistance se font une guerre terrible, reprend d’Astier de Lavigerie.
- Je sais, dit le Général, j’ai envoyé Jean Moulin.
- Mon général, relance d’Astier de Lavigerie, je vous propose une autre chose : créons une chanson.
Le Général De Gaulle lui répond (et l’anecdote est exacte) :
- D’Astier, vous vous foutez de moi ?
Et d’Astier de Lavigerie de lui expliquer sa pensée.
La discussion est courte, une demi-heure à peu près, et De Gaulle lui dit en partant :
- D’Astier, vous êtes fou, mais vous avez carte blanche !
Une heure après d’Astier de Lavigerie rencontre une jeune immigrée russe de nationalité française réfugiée à Londres, qui n’était autre qu’Anna Marly. A la demande d’Emmanuel d’Astier de Lavigerie, Anna Marly plaque quelques accords à sa guitare. Le surlendemain, ils rencontrent tout deux Maurice Druon, lui aussi réfugié à Londres, qui ajoute très vite quelques paroles que Joseph Kessel polira quelques années plus tard. Et c’est le « Chant des Partisans ».
Avec notre histoire personnelle et avec notre histoire collective nous faisons tous, Mesdames et Messieurs, chers amis, l’histoire du peuple de France. Cette histoire tient aux liens que nous entretenons avec les connaissances, avec l’art et avec la culture.
Si la Compagnie de danse Hallet Eghayan s’implique à ce point dans cette passion de l’art au cœur de la Cité, c’est parce qu’elle en porte l’histoire.
L’histoire . . .
Je voudrais apprendre à certains, et redire à d’autres, qu’en 1987 la Compagnie a 10 ans. Et pour fêter ses 10 ans, je rassemble un groupe d’amis : quelques universitaires, beaucoup de chefs d’entreprises et, pendant 6 mois, dans une sorte de brainstorming amical au cours duquel je prendrai « quelques claques », on aborde la réflexion sur la construction de l’Europe (qui n’est pas achevée qui ne s’achèvera pas avant jamais), on aborde le champ entrepreneurial, celui de l’Université, celui de l’Education Nationale, notre école, et l’indispensable éducation artistique.
Cela aboutit en 1990 à la création de la première Classe Danse-Etudes en France avec l’Université Lyon 1, amenant aujourd’hui à la création d’un Comité Scientifique rassemblant les Universités de Lyon, un des cœurs de notre Pôle Art Sciences Société.
Je continue dans l’histoire :
En 1990 nous créons aussi un Atelier pour la Formation des Maîtres à l’IUFM de Lyon qui, aujourd’hui encore perdure. Avec cet Atelier, c’est plus de 200 instituteurs (toujours présents sous la forme du bénévolat) qui ont bénéficié d’un accompagnement et d’une pratique artistique.
En 1993, sur l’élan d’une mission que nous confie la Ville de Lyon, nous créons le Festival des Enfants. Et cette mission ne s’est pas démentie depuis lors.
En 1997, madame Anne Marie Comparini (Adjointe du Maire Raymond Barre, chargée de la Politique de la Ville et des Universités), accompagnée d’un jeune Chargé de mission (qui n’était autre que Marc Villarubias), m’invite à l’Hôtel de Ville et me dit à peu près ceci :
- Michel, on fait beaucoup de choses à La Duchère, mais rares sont celles qui réussissent.
Votre Festival des Enfants, ça marche ! Pourriez-vous diffuser cette action au cœur de La Duchère ?
Nous avons donc repris ce qui restait des Fêtes de La Duchère conçues dans les années 60 par nos compatriotes rapatriés d’Algérie, et nous avons fait vivre cette nouvelle Fête des Enfants de La Duchère avec beaucoup de bonheur. Nous l’avons fait revivre en particulier sur la place Comparaison avec pour fonction d’intégrer cette sculpture magnifique de Serge Boyer qui, bien qu’inscrite dans l’inconscient collectif, était à l’époque très mal vécue par la population parce que synonyme de forte dépense d’argent.
En 2000, nous créons avec la Région Rhône-Alpes le premier Festival Art Science, festival itinérant.
En 2003 - étape importante - le musée des Confluences Hors les Murs et son directeur Michel Coté nous présentent Pascal Picq, membre du Comité scientifique du Musée, paléoanthropologue, Professeur au Collège de France, spécialiste de la bipédie. Puis vient Roland Bacon, lui aussi membre du Comité scientifique du Musée, astrophysicien, directeur de recherche au CNRS, responsable du projet MUSE de notre Grand Observatoire européen du Chili. Avec eux, nous créons des cycles de conférences et de spectacles qui ont rencontré un très nombreux public et encore aujourd’hui tournent en France.
En 2010, nous collaborons avec l’Ecole Nationale Supérieure de Lyon, soucieuse de diffuser les connaissances, avec qui nous créons de nouveaux champs d’expérimentations ayant pour vocation de faire vivre l’explicite scientifique à travers l’implicite artistique. Pour cela nous nous appuyons sur un nouveau concept, une nouvelle forme de danse, la Composition Vivante. C’est dans cette danse-là et dans les libertés de création qu’elle permet que se précipitent avec bonheur les enfants des écoles à La Duchère.
En 2012, nous créons le Comité Scientifique du Pôle Art Sciences Société, structure reconnue par l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU), au titre de « Innovation d’Avenir ». Ce Comité Scientifique regroupe chercheurs, professeurs et étudiants de l’Académie de Lyon (les 4 Universités de Lyon - Lyon 1, Lyon 2, Lyon 3, l’UCLy, ainsi que l’Université Jean Monnet de Saint Etienne). Ce Comité Scientifique nourrit les projets artistiques de la Compagnie et des artistes qui s’y associent de connaissances scientifiques, universitaires au plus haut niveau. C’est l’espace de ces connaissances artistiques, scientifiques qui est partagé avec les enfants et la population de La Duchère dans les dispositifs du Festival des Enfants.
Le fondement de cet engagement profond, de ce travail qui fait évoluer et qui bouscule bien sûr en permanence l’écriture artistique de la Compagnie, est de faire que toutes ces connaissances, que toutes ces pratiques au plus haut niveau reviennent à la population de nos quartiers et participent :
- à la fois à l’enrichissement et à l’épanouissement de chacun,
- à la fois au ciment et au ferment de la vie sociale.
Le principe de ce travail est de faire de l’enfant le cœur de la Cité, de l’Ecole le cœur du quartier. Il est de faire en sorte que tout le monde : écoles, structures socio-éducatives (la MJC de La Duchère ou les Centres Sociaux avec lesquels nous entretenons des relations fécondes), associations, commerçants, entreprises, etc, nourrissent et se nourrissent de ce travail.
Cœur de la Cité, cœur du quartier, cœur de la vie avec les enfants au cœur du processus de création et de partage, tel est notre credo.
Cette dynamique s’exprime dans le quartier de La Duchère depuis 21 ans à travers le Festival des Enfants. Il s’agit d’un dispositif basé sur 6 grands piliers :
- Premièrement, et comme je l’ai évoqué précédemment, « l’Atelier de Formation des Maîtres » où les enseignants pratiquent la danse.
Ces temps de découverte et de pratique s’appuient sur des Dossiers pédagogiques conçus en étroite concertation avec les conseillers pédagogiques de l’Education Nationale et les artistes de la Compagnie. Ensemble ils précisent et mettent en forme les grandes orientations pédagogiques que porte la création de l’année, ils éclairent la poésie qui en émane, ainsi que des clefs de lecture de l’œuvre. Cette étape essentielle va permettre aux enseignants de faire (chose très importante) les liens avec les enseignements fondamentaux de l’école (mathématiques, français, géographie . . .).
- Deuxièmement, l’intervention de nos danseurs dans les classes, clef de voûte de la réussite du projet.
Ces derniers interviennent 8 fois entre janvier et mai dans les différentes classes. Les danseurs font pratiquer la danse aux enfants, à l’enseignant, et apportent leur savoir, leur expérience. Au cours du processus de travail, chaque classe ouvre un de ses ateliers aux parents afin qu’à leur tour ils rentrent dans la dynamique et dans la culture qui germe chez leurs enfants.
- Troisièmement, la « Semaine au Studio ».
Les élèves sont accueillis une demi-journée au « Théâtre-Studio aux Echappées Belles » pour des activités artistiques et scientifiques, participer à des ateliers proposés par les artistes (musique, costume, peinture, son et lumière).
De plus, chaque fois qu’une classe le souhaite, nous l’accueillons pour assister au cours de danse quotidien de la Compagnie. Les enfants, suspendus comme des anges, se rendent alors compte que les danseurs qui interviennent dans leur classe sont aussi des élèves, et qu’ils ont eux aussi tous les jours leurs cours.
- Quatrièmement, les « Rencontres de Classes qui Dansent ».
Au cours du mois de mai, chaque classe présente son travail de l’année devant les autres classes sous forme d’une petite danse, une petite pépite de 5 à 6 minutes. Le « Théâtre-Studio » est mis à leur disposition. Les enfants se produisent ainsi sur une scène à l’instar des professionnels.
- Cinquièmement, au « Printemps du Festival » qui suit toujours les Rencontres de Classes qui Dansent.
Les enfants assistent au spectacle de la Compagnie. Chaque année, l’œuvre de la Compagnie sert donc de ferment, d’arc boutant, de cohésion à la dynamique pédagogique. Les enfants vivent, voient et réalisent ce que la Compagnie a créé sur les mêmes thèmes qu’eux.
- Sixièmement enfin, la « Fête des enfants de La Duchère ».
Cette Fête est devenue en toute cohérence la soirée d’ouverture du « Festival d’Art et d’Air » de La Duchère qu’anime la MJC de la Duchère. Elle est l’aboutissement de ces 9 mois de « Festival des Enfants » et permet de révéler le travail aux familles, au quartier (madame Comparini doit être satisfaite).
Comme je l’évoquai précédemment, l’élan de ce projet va maintenant bien au-delà du temps scolaire. Il fait naître des partenariats de plus en plus engagés dans un travail de plus en plus abouti avec de nouvelles initiatives chaque année :
- des Ateliers en temps péri scolaire,
- une présence forte pour les Accueils de Loisirs Associés à l’Ecole dans le cadre des nouveaux rythmes scolaires,
- des développements importants avec le Centre Social du Plateau, les crèches, la Bibliothèque et les Lieux Accueil Parents pour toucher les familles,
- des passerelles avec le Groupe Abraham, des projets communs avec d’autres artistes missionnés (Le Lien Théâtre, les Arpenteurs, Le FANAL).
Je terminerai en évoquant un partenariat exceptionnel avec la MJC de La Duchère qui se concrétise - certes - à travers le « Festival d’Art et d’Air », mais aussi dans une initiative nouvelle, symbole de l’ancrage culturel de ce travail dans le quartier : la Jeune Compagnie de la Duchère .
La première génération de danseurs de cette Jeune Compagnie de la Duchère est aujourd’hui composée de 7 jeunes de 8 à 12 ans et, dès la rentrée prochaine, elle sera riche de 12 enfants. Ils sont pré-adolescents ou adolescents, tous issus des classes de Primaire avec lesquelles travaille la Compagnie dans le Festival de Enfants. Ces enfants ont souhaité ne pas s’arrêter là, et ils ont décidé de continuer à développer cette pratique de la danse, mais de façon hebdomadaire, régulière et, après une année d’existence, leur travail est déjà bouleversant.
Je pense que nous reviendrons sur cette initiative nouvelle.
Pour nous le plus fort ferment et le plus puissant ciment de la vie sociale est l’art.
L’art développe chez l’enfant le bonheur de la vie, la connaissance de lui-même et des autres, l’appétence aux connaissances, l’ouverture au monde.
La fonction de l’art est là depuis la nuit des temps, depuis la plus haute nuit des temps paléoanthropologiques.
Alors chers amis, sommes nous en temps calmes ou en temps terribles ?
Lyon, le 17 juin 2015.